« GEEK » ET LE SERPENT
Il était une fois un jeune citadin surnommé « Geek » par ses copains car il ne se déplaçait jamais sans son ordinateur portable. Ce jour-là, il roulait sur les routes désertes de la campagne pour rendre visite à son meilleur ami qui vivait dans un village perdu où, paraît-il, il se passait des choses étonnantes : le mythe aurait rejoint la réalité… ! Le jeune homme n'en savait pas plus mais brûlait d'en connaître davantage. Il adorait les vieilles histoires, les légendes. Il les consignait soigneusement sur son disque dur, elles lui servaient de muses pour créer de nouveaux jeux vidéos.
Au volant de sa petite auto, il réfléchissait à sa future aventure virtuelle… il verrait bien un Sage-Serpent guidant des lutins et des elfes dans une quête… une quête de quoi ? Il n'eut pas le temps de s'y attarder. Surgissant du bois un cerf bondit devant lui ; la voiture fit une embardée et percuta un arbre.
Le jeune homme, un peu sonné, sort de l'auto, inspecte les dégâts. Du capot défoncé s'échappent quelques fumerolles blanches. Inutilisable !! Et rien ni personne autour de lui pour lui porter secours. Rien que des arbres, des buissons, des ronces, un soleil à rendre fou. Il attrape son téléphone, pas de réseau, tente de capter une connexion internet, pas de mieux. Rien à quoi se raccrocher, isolé sur la route vide, loin de tout. Il ne lui reste qu'à marcher jusqu'à la prochaine habitation.
Smartphone en poche et ordi dans le sac-à-dos, le voilà parti. Le goudron colle aux semelles, l'insupportable clarté blanche lui écorche les yeux. Il n'ira pas loin comme ça. Il décide de longer la route en passant par la forêt, sous le couvert des arbres. L'ombre fraîche lui apporte aussitôt un délicieux bien-être. Les feuilles sèches crépitent sous ses pas, la marche se fait légère. Soudain, la terre se dérobe, un gouffre le happe.
« Décidément, ce n'est pas mon jour ! » ronchonne le jeune homme en se relevant de sa chute.
Il évalue rapidement la situation : un gouffre circulaire d'environ 1mètre de diamètre... et 3 mètres de hauteur à escalader - tiens, je l’intégrerai à mon prochain jeu... allons-y !
La paroi verticale n'offre guère de prises, la terre s'effrite sous ses doigts, ses pieds glissent. Geek essaie à divers endroits, fait plusieurs fois le tour du trou. Rien à faire ; quand il parvient péniblement à gravir 50 centimètres, il retombe aussitôt. Et bien sûr, toujours pas de réseau…
Une vilaine bête commence à se tortiller au fond de son ventre. La panique s'insinue, sournoise, explose dans un : « Au secouuuurs ! Je suis au fond du trouuuuuu... »... et ce n'est pas une métaphore, ajoute-t-il in petto. Il s'égosille un moment, en vain, il n'y a personne dans ce coin. Et puis, tout ce raffut risque d'attirer un animal affamé, amateur de geek. Va savoir ce qui traîne dans les parages.
Fatigué, résigné, le jeune homme se couche, tout recroquevillé, s'endort d'épuisement. Un rêve le visite : le Sage-Serpent vient le chercher à bicyclette, le remonte hors du gouffre en roulant sur la paroi circulaire comme s'il gravissait un filetage sans fin, et lui dit : « Si tu vois un serpent à bicyclette, c'est qu'il sait pédaler sans les pieds. Regarde ce que tu possèdes et fais avec ce que tu as. »
Geek se réveille en sursaut, écarquille les yeux, persuadé qu'un serpent malchanceux, voire venimeux, l'a rejoint au fond de cette oubliette. La cohabitation risque d'être délicate… Il scrute les parois, les moindres recoins du sol, pas d'ondulation d'écaille, pas de bruissement, ni sifflement de langue fourchue. D'ailleurs, en parlant de langue, qu'est-ce qu'il racontait ce serpent ? Le rêve lui revient, la bicyclette, le filetage sans fin... plutôt cocasse... et les paroles : « Si tu vois un serpent à bicyclette, c'est qu'il sait pédaler sans les pieds. Regarde ce que tu possèdes et fais avec ce que tu as. »
D'un coup, la solution s'impose, évidente, et la joie, la vraie, celle que l'on ne peut décrire tellement elle submerge tout, arrive en même temps. Le jeune homme, fébrile, extirpe son ordinateur du sac-à-dos, sépare l'écran du clavier dans un craquement déchirant. Le sacrifice imposé à la machine lui fait mal, mais il n'a pas le choix. Il enfonce les deux parties ainsi obtenues dans la paroi du gouffre, les laissant dépasser de moitié, les disposant légèrement décalées, à deux hauteurs différentes, comme deux marches d'escalier en colimaçon. Il vérifie leur stabilité, grimpe sur la première, atteint la seconde. Puis, il arrache la première pour la placer au-dessus de celle sur laquelle il se trouve, monte sur cette nouvelle marche, recommence l'opération et ainsi de suite jusqu'à se retrouver enfin hors du trou. Soulagement immense, fierté d'avoir réussi... Merci Sage-Serpent pour ton précieux conseil, merci mon pauvre ordi détruit, vous m'avez sauvé la vie...
Le soleil décline, la chaleur se fait douce. Geek, prudent, rejoint la route. Au loin, une silhouette apparaît, se rapproche. Un serpent à bicyclette le croise en sifflotant...