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27 décembre 2013 5 27 /12 /décembre /2013 11:29
MISSION

J'ai participé à un concours de nouvelles dont le thème était  "Mémoires de vieilles pierres", et j'ai gagné le premier prix avec le texte ci-dessous, intitulé :

 

MISSION

 

Longtemps, j'ai dominé le monde. Taillé pour transpercer les cieux, je régnais sur les pierres, sur les hommes, sur l'éternel sommeil d'un roi. J'étais l'ultime, le toit, le pyramidion qui couronnait la grande pyramide de Gizeh. C'est moi qui portais le nom du défunt et les prières pour guider son passage vers l’au-delà. On me vouait un culte. On venait de tout le pays se prosterner devant moi. Je me croyais invincible, sésame entre terre et ciel, recevant les offrandes, vénéré par le peuple. Je le voyais d'en haut, masse compacte, fourmis minuscules s'affairant à mes pieds, se succédant de siècle en siècle.

 

Insidieusement, leur nombre diminua. Un jour, il n'y eut plus personne. Dans la solitude, le silence, je poursuivais ma tâche, lançant les signes de l’immortalité vers le firmament. Pour l'éternité. C'était ma raison d'être. Mais de tempêtes en orages, des vibrantes chaleurs aux froidures de la nuit, mon socle s'éroda. Je chutai, dégringolai la pyramide, me fracassant sur les parois, dispersant mille débris sur le sol. De pyramidion majestueux, ouvragé par la main de l'homme, j'étais devenu pierres, mes hiéroglyphes sacrés éclatés.

 

Mes fragments, égarés dans l'immensité des ères, s'éloignaient de ma mémoire minérale. Je n'étais plus qu'une petite partie du pyramidion, l'infime morceau du sommet, celui au-dessus duquel il n'y avait eu que le ciel. Déchu, je gisais dans le sable comme ce pharaon dont j'avais porté le nom si haut. J'attendais le passage d'un prince, d'un homme, pour l'accompagner vers le monde invisible. J'attendais la main du graveur, la marque de la parole sur ma face ébréchée.

 

Les millénaires ont roulé sur mon espérance. Le temps m'a emporté, transformé en caillou. J'ai perdu ma substance, malaxé par les forces de la Terre, par le vent du désert. J'avais mission d'éternité, inscrite en moi-même, je me suis désagrégé en poussière. Je suis devenu minuscule, si léger que j'aurais pu voler sur un zéphyr. Enseveli dans la multitude mouvante de mes frères de sable, j'ai traversé les siècles qui apportent l'oubli...

 

Je suis de ce pays depuis si longtemps, à laisser le soleil m'imprégner de chaleur. Le vent parfois m'éparpille, je saute de dunes en dunes, caracolant sur les crêtes, dégringolant les pentes. Le silence du désert est ma maison, les nuits aux milles étoiles, mon toit. Au hasard de mes errances, je reçois des récits, murmurés dans un souffle, portés par une bourrasque. Des histoires peuplées d'oasis, des histoires de thé vert parfumé à la menthe. Des images floues, vite envolées, ne laissant qu'une vague empreinte au fond de moi. L'infini m'enveloppe, l'immuable me berce. Quand le vent se calme, j'attends...

 

Un soir, une caravane s'arrête. Les chameaux se couchent. L'un d'eux se frotte sur moi, m'enfouit dans son pelage. Blotti contre son cuir, je goûte le crépuscule, la conversation des hommes assis autour du foyer. Ils racontent les voyages, les espoirs, le passé. La flambée éclaire leurs visages, leurs paroles emplissent l'espace de résonance murmurée. La nuit s'installe, s'étire de constellation en constellation, le feu, lentement, devient cendre. Les hommes se séparent, s'endorment sous les tentes. Dans le silence glacé qui retombe sur les dunes, l'antique souvenir d'une mission inachevée s'insinue dans ma mémoire. Envie de partir avec eux, besoin d'écrire leur histoire. À l'aube, le camp se réveille, les chameaux se lèvent, s'ébrouent. Un long frisson m'arrache à la bourre de laine dans laquelle j'espérais voyager. Je tombe. Impuissant, je regarde la caravane disparaître à l'horizon. Depuis, j'attends...

 

J'attends leur retour. Des mois, des années, des siècles, je ne saurais dire. Mais rien n'arrive, que le vent, les étoiles, le soleil indéfiniment, le silence à peine perturbé - bruissement d'un serpent qui ondule sur le sable, bourdonnement d'un insecte... Un grondement sourd se rapproche et s'amplifie jusqu'à devenir hurlement. Le ciel s'abat sur moi dans un fracas épouvantable. Je suis violemment projeté dans les airs. Pirouettant dans la lumière blanche, je perds mes repères. Le bleu tourbillonne, le sirocco siffle, me tire de plus en plus haut. Je vois les dunes tournoyer en bas, si loin... Soudain, tout s'arrête. Le vent cesse, je tombe comme une pierre. Le sol se rapproche aussi vite que l'azur file, l'obscurité me happe. Plus rien ne bouge. J'attends...

 

Quelques clartés éphémères laissent percevoir les contours étriqués de mon nouvel univers. Caverne minuscule aux murs en tissu. Pénombre tiède. Mouvements imperceptibles, gémissements, froissements, crissement du sable... Un homme marche seul vers le soleil, vers les autres hommes. Il m’emporte, laissant derrière lui un gigantesque oiseau de fer à l'aile brisée. Déplacement linéaire et chaotique. Rien à voir avec les envolées dansantes du vent ! Et puis, à nouveau, l'immobilité. J'attends...

 

Prisonnier au fond de cette poche, je désespère de m'évader quand le miracle arrive. Une chose douce et chaude parvient jusqu'à moi, comme une caresse. Une chose à cinq branches qu'un dieu compatissant m'envoie pour m'extirper de ce cachot. Je la connais. J'en avais gardé l'empreinte au fond de moi. Elle se nomme la Main. Elle me pétrit entre ses doigts. Elle s'agite, vole dans les airs, plonge vers des objets entassés, là, devant elle. Elle fouille, s’énerve : Où est donc mon stylo ? et cherche à nouveau. Elle finit par saisir un étrange bâton à tête suintante et le pointe sur une étendue de papier que mes souvenirs millénaires associent à un papyrus. Elle fait des circonvolutions, je tombe.

 

Une page blanche, lisse m'accueille. Une page merveilleuse, bordée d'infini. Une page où naissent des rivières d'encre bleue. Elles envahissent cette plaine immaculée. L'une d'elles me charrie dans ses méandres, s’assèche, me fixe sur le dos bombé du mot « renard ».

Une voix douce me frôle :

Ton éditeur est là, Antoine ! Il t'attend au salon.

Clac ! La nuit s’abat sur moi. Les rivières s'endorment, le renard s'arrête net dans sa course. De vagues bruits, quelques paroles, s'infiltrent sous les pages closes. J'attends... La main reviendra tracer ses torrents d'écriture bleue. Moi, je voyagerai avec le renard.

 

Le renard, je le connais bien. Il venait s'allonger près de moi, quand j'étais dans les dunes. Nous traversons le désert de papier blanc, emportés par les dédales d'encre. Le renard sait. Il va à sa recherche. Le récit l'entraîne. Il saute les virgules, bouscule les majuscules, pressé de le rencontrer. Les flots de mots se mélangent, les phrases nous guident vers lui. Nous l'attendons, tapis sous le pommier. Il apparaît au détour d'une feuille, avec ses cheveux couleur d'or et son écharpe volant dans le vent. Il nous parle de sa planète, de sa rose capricieuse. Au fil des pages, nous cheminons ensemble et c'est ainsi que je fus apprivoisé.

 

La main, parfois, se repose. Les torrents bleus se figent. Je continue l'aventure sans elle. Je roule de lettre en lettre, j'escalade les points d'interrogation, je bondis sur les points de suspension. Le Petit Prince aux cheveux couleur de blé s'amuse de mes pirouettes. Je m'accroche au pied du grand « P », je saute de branche en branche sur les barres des petits « t » et je me love au creux du petit « c ». Les journées s'écoulent, palpitantes. Le cahier aux pages blanches est un refuge confortable. Quand il est fermé, que la nuit se répand de partout, le Petit Prince caresse le renard, doucement. Je le sens inquiet. Il pense à sa fleur, toute seule, sur sa planète. Et puis, je crois qu'il a très peur de perdre son renard.

 

C'est arrivé ! Le stylo a laissé le renard figé à la page précédente. Impossible de repartir en arrière ! Les ruisseaux d’encre bleue nous poussent vers les feuillets suivants. Le Petit Prince est si triste ! La main, insensible, poursuit son chemin. Il faudrait arrêter le temps, offrir un passage vers l'éternité... terminer la mission gravée en moi depuis l'aube du monde.

Le Petit Prince me regarde, désemparé.

Dessine-moi une horloge...

 

Le stylo déverse un flot d'arabesques élégantes. Je me roule, je m'imprègne de leur suc coloré. Dans une dernière pirouette, je dessine un cadran au poignet du Petit Prince. Je me glisse dans le mécanisme et, vestige ultime d'un sésame pour l'invisible, grain de sable à jamais apprivoisé, je bloque les rouages. Le temps s'arrête. Dans le cahier, le Petit Prince, immortel, se promène à sa guise, par delà les rivières d'encre bleue. Moi, immobile, je l'accompagne...


 


 


 

 

 

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