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25 février 2012 6 25 /02 /février /2012 23:51

Plan des Noves avril 2010

 

 

IMPREGNATION

 

 

 

John se réveillait doucement, laissant les bruits de la ville pénétrer sa conscience alanguie. Il aimait ce vacarme citadin, il aimait New York, cité verticale. Il avait fêté ses soixante-dix ans la veille et peut-être abusé du délicieux vin français amené par son fils. D'étranges rêves, dont il ne parvenait pas à se souvenir, lui laissaient une angoisse diffuse qui se dissiperait sans doute avec un « petit déjeuner ».

 

John eut un sursaut. Il pensait à des oeufs brouillés et des pancakes quand dans sa tête ce mot, « petit déjeuner », avait surgi pour désigner son « breakfast » habituel.

– D'où sort donc ce mot? Je ne sais même pas l'écrire, s'étonna-il en ouvrant le réfrigérateur.

– Tiens, il me reste du « poulet » pour midi... Poulet?!... Chicken!

Lorsque ce « poulet » avait résonné dans son esprit, il n'avait pas visualisé le reste de carcasse grillée, mais une poule bien vivante picorant dans une herbe tendre parsemée de « pâquerettes ».

– Et de trois! « Petit déjeuner, poulet, pâquerettes », sons pétillants et pétadarants, quel message m'apportez-vous? songea-il.

Il les prononça à haute voix pour les écouter claquer dans la pièce et fut extrêmement déçu du résultat. Le « é » qui sonnait clair devint un « eil » plus ou moins noyé, le magnifique « re » roucoulant au milieu des « pâquerettes » fût ravalé au fond de sa gorge.

 

À l'écoute de ses sensations, analysant ce sentiment loufoque d'être visité par un langage inconnu, il perçut un appel, lointain, indéfinissable, venu à son insu dans son sommeil. Les songes de la nuit revenaient à sa conscience par bribes enchevêtrées. Des mots arrivaient, imprononçables par ses cordes vocales, si limpides dans son esprit.

– « Maison », « mouton », « moisson », murmurés mentalement modelaient un paysage lui apportant une quiétude inattendue, la vision d'une bâtisse entourée de champs, les bêlements d'un troupeau épars.

Les mots se plaquaient instantanément sur les choses pour les nommer. Curieusement, il ne pouvait les orthographier alors que leurs sonorités ne faisaient aucun doute. Ils n'étaient pas vraiment des mots pour lui, juste des sons qui le projetaient dans un tableau comme le ferait la peinture des impressionnistes.

Un chuchotement bref et répété surgit dans ses méninges:

– « Jean », « Jean », « Jean... » giclait en jet, jumelé à un jeune enfant gémissant.

Il réalisa que ce « Jean » s'adressait à lui-même. La panique se répandit en nappe dans tout son corps. On l'avait appelé ainsi dans son rêve. Il n'eut pas le temps de s'y attarder, une rafale brutale le terrassa:

– « Arbre », « arme », « hargne », arrachés à son âme, s'harnachaient de chagrin.

Un soldat tirait, une jeune femme s'écroulait contre un arbre.

– « Maman », « morte », « malheur », mal maléfique malaxant son coeur d'enfant.

Bourrasque d'émotions incontrôlées...

 

Effectivement, maman était morte, mais dans son lit, sans violence et très âgée. Il s'allongea pour réfléchir, laisser venir, dormir...

– « Maison en pierre blanche... pierre jetée sur le soldat... Pierre qui s'enfuit... »

John gémit dans son sommeil. Ne pas se réveiller surtout, laisser le rêve lui raconter l'histoire...

 

Un petit garçon, quatre ans, cinq peut-être, jouait avec Pierre, un autre lui-même, un miroir. Devant la maison en pierres blanches, une jeune femme étendait du linge. C'était un beau matin de printemps, doux, calme. Juste le tintement des clarines du troupeau, là-haut sur la colline. Autour de la maison, des champs en restanques. Les poules vagabondaient dans l'herbe neuve d'après l'hiver.

Soudain, ils furent là. Des soldats vert-de gris, des fusils, des cris. Ils ont pris la femme, elle s'est débattue, un soldat a tiré, elle est tombée sous le grand tilleul. Pierre a jeté un caillou sur le soldat en hurlant :

– Jean, Jean, sauve-toi!

Mais lui ne voyait que la tache de sang grandir sous l'arbre, les bottes s'avancer vers lui, la crosse du fusil se lever sur son visage. Choc mat, douleur fulgurante... le néant.

 

La douleur terrifiée explosa dans sa tempe droite, réveillant John brusquement. Une certitude sublime s'insinua dans son cerveau, certifiant sa connaissance de ce lieu inconnu. Stupéfiant! Lui qui n'aimait pas la campagne, savait même le nom du grand arbre, le tilleul! Mais qui étaient Pierre et cette femme qui devenait la mère du petit enfant qu'il avait été?

La mère du petit enfant qu'il avait été? D'aussi loin qu'il se souvienne, il n'avait eu qu'une seule mère!

– Je deviens fou, pensa-t-il.

 

Malgré tous ses efforts pour rester lucide, il se sentit à nouveau dériver. Flottant sur une somnolence vague, il perçut le roulis du bateau qui l'emportait. La mer à perte de vue, mal au coeur, mal au crâne... et lui dans la peau d'un gamin désamparé, seul au monde, sans attache, sans passé. Cet enfant-là était sans famille et voguait vers un avenir inconnu. Là-bas, loin, au bout de la mer. Les jours longs succédèrent aux nuits de solitude apeurée. Quand il débarqua dans cette ville peuplée de tours immenses, la femme qui allait devenir sa mère l'attendait.

 

Choc!... Déchirure, enfance déchiquetée!... Se retrouver... LE retrouver. Se concentrer... se rappeller... Mais lui, où le chercher?

– « France »« Vence » « viens vite » vibrèrent vigoureusement pour visualiser la maison.

Il sût où il devait aller. Ecrasée depuis soixante-cinq ans sous le crosse d'un fusil, la mémoire du petit Jean avait rejoint John. Son passé l'attendait. Là-bas, loin, au bout de la mer, une voix l'appelait:

– « Jean, Jean, Jean... »

 

                                                               Albiréo

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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