DANS MON LIVRE A MOI...
– Criss! Ne me chantez pas de bêtises, tonna le surintendant Lebon, elle est morte après l'injection!
L'infirmière Anna Charest n'en démordait pas. Elle avait vérifié la glycémie capillaire de sa patiente, administré 8 unités d'insuline, conformément au protocole établi par le médecin. Elle
vérifiait toujours scrupuleusement le nom, la date de péremption des produits et n'avait pas dérogé à cette règle stricte ce jour-là. Elle n'avait pas fait d'erreur, elle en était sûre.
– Erreur ou meurtre, pensa le surintendant, des infirmières tueuses qui décident d'abréger les souffrances de leurs patients, ça s'est déjà vu!
La victime, Charlotte Ladouceur, avait été retrouvée sans vie le soir du réveillon. L'autopsie avait conclu à un coma hypoglycémique ayant entrainé la mort. Le
surintendant avait alors passé la vie de l'infirmière au peigne fin: jeune femme de trente ans, vie sentimentale stable, une rigueur parfaite dans son travail, des soins de qualité. Les patients
l'adoraient et les médecins avec qui elle avait travaillé la jugeaient irréprochable, très professionnelle, avec une solide expérience. Jusqu'à ce 24 décembre où elle avait commis sa première
faute! Mais était-ce vraiment une faute, ou avait-elle tué volontairement la vieille dame? Pourquoi? Quel bénéfice en retirait-elle? Pas financier en tout cas! Rien en sa faveur dans le testament
et pas grand chose pour les proches d'ailleurs. Charlotte Ladouceur n'était pas bien riche. Alors quoi?
Le surintendant retournait toutes ces questions dans sa tête. Il ne pouvait imaginer Anna Charest meurtrière et une erreur de dosage aussi énorme lui paraissait improbable chez une
professionnelle qualifiée. Quelque chose lui échappait, un détail infime, une expression fugace, à peine apercue, aussitôt enfuie sans qu'il ait eu le temps de l'intercepter, quelque chose
qu'elle cacherait? Ou que quelqu'un de la famille dissimulerait...!
– Je vais pas me râper le gros nerf à bégotter tout seul, murmura-t-il, je vais prendre un respir.
Il enfila sa veste et sortit.
S'éloigner de la ville, longer l'Outaouais en laissant vagabonder ses idées lui avait souvent permis de résoudre ses enquêtes. Les mains enfouies dans ses
poches, il écoutait le doux crissement de la neige sous ses pas. Le soleil pâle déclinait, laissant des reflets bleus grandir dans la blancheur poudrée. Les fenêtres commençaient à s'éclairer,
réchauffant le froid paysage de leurs lumières orangées. Il se remémora une scène avec la famille de la défunte. C'était dans le salon où un feu de cheminée jouait avec les ombres. La pièce lui
avait paru intime et chaleureuse avec ses canapés moelleux et son tapis de laine claire. Une lampe rose éclairait les visages de douceur.
Hélène, jolie femme d'une quarantaine d'années servait le thé. Mélissa, sa fille âgée de quinze ans, feuilletait un cahier. Le cousin, Pascal, parlait. Que disait-il? Se rappeller les paroles
exactes, il y avait peut-être quelque chose d'important...
– J'ai pas de porte de derrière, je parle sans détour. Dans mon livre à moi, c'est Mademoiselle Charest qui s'est trompée de dose.
Pourquoi ces paroles résonnaient-elles comme une alarme? Le ton employé avait été un tout petit peu trop appuyé. Mais ce qui bourdonnait dans la tête du surintendant comme une mouche importune,
ce n'était pas ces mots, ni la façon dont ils avaient été prononcés. Il y avait autre chose qu'il ne parvenait pas à définir.
– C'est croche cette histoire, se dit-il.
Le mot « croche » fit bifurquer ses pensées vers la belle Hélène qui, arrivée de France avec sa fille pour passer les fêtes de Noël en famille, était peu familiarisée avec le
vocabulaire québécois. Il avait utilisé ce vocable dans leur conversation, lui avait expliqué que c'était un synonyme de « bizarre » pendant qu'elle lui tendait une tasse fumante, le
regard limpide, charmante vraiment.
– Ne vas pas t'encotilloner mon gars, présentement elle fait partie des suspects, même si elle est sacrament jolie!
Le plus objectivement possible, il analysa le comportement qu'Hélène avait eu ce jour-là. A aucun moment il n'avait décelé autre chose que ce qu'elle montrait. Une attitude juste. Triste d'avoir
perdu sa marraine, un peu « ébarrouie » par les évènements, elle pensait aussi à une erreur de la part de l'infirmière. Curieusement, quand c'était elle qui en parlait, le surintendant
n'entendait pas tinter la sonnette d'alarme. Pourquoi? Qu'avait-il associé aux paroles de Pascal? Que s'était-il passé à ce moment-là?
– Assieds-toi dessus et puis tourne!
Encore une expression québécoise que ni Hélène, ni sa fille ne comprendraient. L'équivalent pourrait être « arrête-toi et réfléchis ». Réfléchir, décortiquer, se souvenir de quelque
chose qui ne voulait pas remonter à la surface, une toute petite chose passée sans faire de bruit, qui se faisait si facilement oublier, comme Mélissa feuilletant son cahier.
Mélissa! Discrète et silencieuse, son cahier dans les mains. Sur le moment, il avait pensé qu'elle relisait ses cours mais aujourd'hui il n'en était plus si sûr. En y regardant de plus près, il
ressemblait plutôt à un journal intime ce cahier. Il revoyait la jeune fille tourner les pages, s'arrêter pour lire un passage, lever sur Pascal un regard incrédule et douloureux. Ce fût très
bref, fulgurant même, et elle se recroquevilla, les yeux baissés. La voilà! Il la tenait enfin cette mouche bourdonnante!
Une entrevue avec Mélissa devenait nécessaire.
– Mouve-toi les sabots si tu veux arriver avant l'heure du dîner! s'ordonna le surintendant en rebroussant chemin vers la ville.
Le policier pressa le pas vers la demeure de feu Charlotte Ladouceur. Ce fût Hélène qui lui ouvrit. Elle était seule avec sa fille, Pascal n'étant pas encore
rentré du travail. Il retrouva avec plaisir le salon douillet, le feu crépitant, la chaleur bienfaisante après le froid du dehors. Assis face à Mélissa, scrutant son visage, il
l'interrogea:
– Dans mon livre à moi, tu sais quelque chose que je ne sais pas et qu'il vaudrait mieux que je sache... Je crois que c'est rapport à ton cousin Pascal. Dis moi
ce que tu sais.
La jeune fille baissa les yeux en rougissant, enfermée dans son mutisme.
– Moment donné tu ne pourras plus taire ton bec. N'essaye pas de me faire accroire que tu ne sais rien, et réfléchis à ce que tu sais. Pense que de toi,
peut-être, dépend le sort de Mademoiselle Charest.
Mélissa paraissait incertaine. Avec patience et fermeté, il réussit à la persuader de raconter ce qui la perturbait. Ce qu'il apprit le laissa perplexe : la petite avait le béguin de son bellâtre
de cousin, ce qui la rendait attentive et réceptive à tout ce qui, de près ou de loin, le concernait. Elle avait remarqué que Pascal avait galamment porté la mallette de l'infirmière ce terrible
soir. Cela l'avait rendu jalouse. Affûtant ses antennes de gamine amoureuse, elle avait épié, entendu une porte s'ouvrir, vu l'infirmière ressortir de la chambre de sa grand-tante et son cousin y
pénétrer peu après. Elle avait consigné tous ces faits dans son journal, constaté que Pascal avait menti en affirmant ne plus avoir vu sa tante jusqu'au moment de la découverte du corps. Depuis,
elle se posait des questions auxquelles elle ne trouvait pas de réponses satisfaisantes, ce qui la laissait démunie et désamparée.
Le surintendant Lebon attendit le retour du jeune homme.
Cliquetis de clés dans la serrure. Pascal entrait dans la maison. Entrait dans le salon. Surprise et inquiétude vite dissimulées par un sourire chaleureux,
néanmoins interceptées par le policier aux aguets.
– Bonsoir Surintendant, encore au boulot à cette heure? Vous allez vous tuer l'âme à l'ouvrage!
– Bonsoir, Monsieur Archambault, faites-moi donc assavoir ce que vous avez fait entre 18 heures et 19 heures le 24 décembre.
– Rien de plus que ce que j'ai déjà déclaré, j'étais avec Hélène et Mélissa.
– C'est faux et j'en ai la preuve... dans ce cahier, rétorqua le policier en désignant le journal intime de Mélissa.
L'incompréhension envahit le visage de Pascal. Son regard interrogatif voltigea entre le journal, Mélissa et le surintendant. La jeune fille intervint :
– Je t'ai vu entrer dans la chambre de tante Charlotte, après que l'infirmière soit partie, mais tu ne l'as pas dit. Pourquoi?
– Barre-toi les mâchoires, idiote! C'est faux, tu confonds avec un autre moment! » rugit-il, haineux.
– Impossible! Je l'ai écrit au moment même ou tu le faisais.
– Pourtant, Pascal était avec Mélissa et moi au premier étage entre 18 heures et 19 heures, s'étonna Hélène.
– Tout le temps avec vous, ou s'est-il absenté quelques instants?
– Peut-être est-il parti dans sa chambre, mais ce n'était que quelques minutes.
– Quelques minutes... murmura le surintendant, songeur. Il peut se passer beaucoup de choses en quelques minutes...
Mélissa prit la parole :
– Dans mon livre à moi, cette enquête devra être résolue par la personne à qui cette énigme est destinée. Je sais qu'elle a suffisamment d'imagination...
La jeune fille relut son texte, l'emballa dans un papier doré, saisit son stylo et écrivit :
24 décembre 2010
Mon cher journal,
Papa est rentré du Canada hier. Son stage dans la GRC de Gatineau s'est bien passé. Il pensait que ce serait facile de se comprendre, le Québec étant francophone, mais en fait, là-bas, ils ont
plein d'expressions que nous ne connaissons pas en France. Il nous a bien fait rire en utilisant ce langage québécois. J'aime beaucoup « dans mon livre à moi », « se râper le gros
nerf », je les trouve très explicites. Un jour, j'irai moi aussi à Gatineau. J'ai envie d'entendre ce français différent. En attendant, j'ai écrit une nouvelle policière, dans laquelle je
nous ai donné un petit rôle à toi et à moi, tout en essayant de recréer l'ambiance québécoise. C'est mon cadeau de Noël pour papa. Le but du jeu, c'est que ce soit lui qui débrouille l'affaire et
termine l'histoire. Je l'ai emballé dans un superbe papier doré. J'irai le mettre sous le sapin. Ce soir, c'est le réveillon. Je suis sûre que papa m'offrira un roman policier, je les adore, lui
aussi. Je pense qu'il reconnaitra l'influence d'Agatha Christie et de Fred Vargas en lisant mon récit.
Ca sent bon! Maman est au fourneau, je vais aller l'aider à préparer le repas. Les invités ne vont plus tarder. Ca va être une « sacrament » belle soirée de Noël, pas comme celle que
j'ai inventée, plutôt macabre!
A demain, mon cher journal, je te raconterai tout, avec les plus jolis mots que la langue française m'offrira.
Albiréo